«L’Oriental marocain : d’une région périphérique à une région charnière ?»

«L’Oriental marocain : d’une région périphérique à une région charnière ?»

«L’Oriental marocain : d’une région périphérique à une région charnière ?»

Région -

PMAT, derrière cet acronyme, Programme de mise à niveau territoriale, c’est un grand chantier qui se dessine, suivi au plus haut niveau par le Chef de l’État. Un chantier qui touche des populations marginalisées jusque-là, dispersées dans des régions montagneuses, enclavées et difficiles d’accès, qui font la une de l’actualité pour rappeler telle ou telle tragédie, mort d’enfants ou de bébés, comme ce fut le cas à Anfghou, ou isolement de douars encerclés de neige…

3 300 douars, dont ceux avoisinant Jerrada, très touchée depuis la fermeture des mines de charbon, seront concernés par un programme d’amélioration des services d’eau, d’électricité, de santé, d’éducation et d’accès à des infrastructures de base. Au-delà du lancement des grands projets dans l’Oriental, il s’agit de remettre à niveau une région entière qui, longtemps, aura vécu au gré des contrebandes et de l’apport de l’émigration en utilisant justement l’argent des émigrés.

L’Oriental, qui s’étend sur 82 820 km², constitue 11,6% du territoire national. Situé à l’est du pays, il est en effet limité par la Méditerranée au nord et par l’Algérie à l’est. Partant d’une position excentrée et frontalière de l’Oriental qui a contribué à son retard économique et social par rapport aux foyers vitaux du pays, les potentialités de la région et la nouvelle génération de grands projets lancés pourraient-ils lui permettre de surmonter le handicap de la marginalité et de réussir son intégration dans l’espace économique national ? C’est la question posée au chercheur géographe, Abdelkader Guitouni, ce natif d’Oujda qui a soutenu sa thèse de doctorat d’État avec Jean François Troin. Auteur de l’ouvrage «Le Nord-Est marocain : réalité et potentialités d’une région excentrée», il est coauteur de nombreux ouvrages et publiera incessamment un ouvrage sur les lexiques de la région. Il a obtenu le Prix du Grand Atlas en 2006.

Le Matin : Les contraintes du développement sont nombreuses, dites-vous, pouvez-vous les présenter ?
Abdelkader Guitouni : Il y a tout d’abord le poids de l’histoire. Ayant constitué dans le passé un no man's land disputé entre les royaumes de Fès et de Tlemcen, puis depuis le XVIe siècle entre les dynasties chérifiennes du Maroc et les Turcs d’Alger, l’Oriental vécut durant la période coloniale (1912-1956) en marge du «Maroc utile» et se tournait vers l’Algérie via l’appropriation des terres par les colons de l’Ouest algérien, la forte immigration algérienne, les échanges commerciaux avec l’Oranie à travers le port de Ghazaouet, débouché de la région. Avec la décolonisation, la région se retrouva en position trop éloignée des foyers économiques vitaux et des pôles de commandement nationaux (Casablanca et Rabat).

Il y a aussi la géographie avec déjà le stress hydrique dans certaines régions ?
 L’aridité du climat, trait dominant du cadre physique, est un facteur limitatif des aptitudes agricoles et hydrauliques. En dehors des périmètres irrigués des plaines de la Basse Moulouya, les sols fertiles et les espaces agricoles sont rares et exigus. L’agriculture dominante fondée sur la céréaliculture sèche vise à produire surtout pour l’autosuffisance alimentaire et subit les aléas du climat aux sécheresses fréquentes. Le déficit hydrique est d’autant plus préoccupant qu’il y a une rude concurrence pour l’eau entre l’irrigation, la consommation urbaine et l’industrie.

Des mines qui ferment et des hommes qui émigrent  Jusqu’au début du nouveau millénaire, on assiste à l’épuisement progressif des ressources minières et énergétiques qui a un impact dévastateur sur certaines régions, comme celle de Jerada ?
 Avec aussi la fermeture des gisements de manganèse de Bouarfa en 1967, de plomb et de zinc de Boubker et Touissit respectivement en 1969 et 2002, de fer de Ouichane (Beni Bou Ifrour) en 1997 et d’anthracite de Jerada en 2001. En dehors de deux unités industrielles d’intérêt national, en l’occurrence le laminoir de la SONASID à Laroui et la cimenterie HOLCIM à El Aïoun, le tissu industriel de l’Oriental présentait une faible capacité d’emploi et se limitait à de petites industries en milieu urbain dans les «zones industrielles» d’Oujda, Nador et Berkane.

Quant au littoral méditerranéen, s’étendant sur plus de 200 km, de l’embouchure du Nekor à l’ouest à celle du Kiss à l’est, il est sous-exploité pour la pêche et le tourisme balnéaire. Nador et Saïdia représentent quasiment les seuls exutoires portuaire et balnéaire de l’Oriental sur la Méditerranée. Enfin, l’économie de la région, en particulier en milieu urbain, se caractérisait par la prolifération d’un secteur informel groupant de petits métiers et des commerces de survie, et par la prolifération de la contrebande, une composante de l’économie de la région, omniprésente dans les villes. Celle-ci est pratiquée sur deux fronts : du côté nord avec l’enclave espagnole de Melilla et du côté est, avec l’Algérie.

Avec une population croissante qui dépasse les 2 millions d’habitants et avec une frontière fermée depuis des décennies, il faut un exutoire, c’est celui qu’offre l’émigration ?
 L’Oriental est effectivement le premier foyer de départ du Maroc vers l’Europe. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, un courant migratoire de main-d’œuvre agricole existait en direction de l’Oranie voisine. Avec l’indépendance de l’Algérie, le flux d’émigration se réorienta vers l’Europe occidentale (France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas) et s’intensifia jusqu’au milieu des années 1970. À la suite des effets de la crise économique de 1974-75, les États européens adoptèrent des mesures en vue de freiner l’immigration étrangère (verrouillage des frontières, instauration des visas…). Devant ces restrictions, l’émigration revêtit de nouveaux aspects : regroupement familial, recherche de nouveaux débouchés (Espagne, Italie…), émigration clandestine. Grâce aux transferts monétaires des MRE, l’Oriental est une importante place financière. Cependant, les capitaux déposés dans les villes de la région, en particulier à Nador et Oujda, sont sous-utilisés et ne contribuent pas pleinement à financer des investissements productifs.

Vous avez évoqué dans l’une de vos études le pôle tertiaire au rayonnement étendu, avec précisément le nombre d’agences bancaires, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles travaillent pour d’autres régions que celle de l’Oriental ?
 Avec un appareil administratif étoffé, chef-lieu de la wilaya de région, les délégations régionales des ministères, des professions libérales… l’Oriental constitue en effet un pôle tertiaire. Il reste un point que l’on ne peut éluder, celui du nombre élevé d’agences bancaires, qui passa d’une trentaine en 1995 à 75 en 2011. Cette progression est liée à la fonction de refuge des capitaux des MRE originaires de la ville. En 2009, l’Oriental a reçu près du quart des transferts MRE effectués vers le Maroc (11,5 MMDH sur un total de 50). Mais sur 9,3 MMDH déposés dans les banques d’Oujda et de l’Oriental, 2,7 milliards seulement, soit 28%, sont mobilisés localement ; le reste, 72%, est investi dans l’Occidental et à Casablanca. Le rapport crédits et dépôts, le plus bas au Maroc (28%), signifie que les dépôts bancaires de l’Oriental financent le développement d’autres régions.

Une nouvelle génération de projets   Le discours royal du 18 mars 2003 a produit une forte inflexion et déclenché un nouveau processus. Les premiers résultats sont là, même s’ils doivent être confortés et renforcés. Et il ne s’agit pas de simples travaux, mais de grands projets sectoriels qui devraient permettre s’ils sont bien accompagnés de rattraper le retard ?
 Du fait de sa position géographique et frontalière, l’Oriental devait bénéficier d’un effort particulier de l’État en matière d’investissements. C’est à l’État qu’incombait l’impulsion du développement de la région par la réalisation de projets d’équipements lourds, d’intérêt national. Ces derniers, qui doivent constituer des actions de fond dont les retombées se feront sentir à long et moyen termes, sont en mesure de produire un effet d’entraînement pour d’autres secteurs socio-économiques. Il s’agit en particulier de projets déjà réalisés ou en cours visant le désenclavement de l’Oriental et l’amélioration de ses infrastructures routière et ferroviaire : sections de la rocade méditerranéenne Tanger-Saïdia relevant du territoire de la région, autoroute Fès-Oujda, voie rapide Oujda-Nador, voie ferrée Taourirt-Nador, doublement et électrification de l’axe ferroviaire Fès-Oujda. Oujda est le type de ville qui a créé sa région et tissé un réseau de relais dans sa zone d’influence grâce à sa situation de carrefour frontalier et à son passé urbain. Elle se place à la tête d’un réseau urbain régional par sa position à la croisée des voies de communication. C’est à la fois un nœud routier, une grande gare de triage au croisement des axes ferroviaires Fès-Oran et Bouarfa-Ghazaouet et un aéroport international au trafic lié au retour des MRE des pays européens en été.

Concernant les projets de développement, il faut citer le dernier projet inauguré par Sa Majesté le Roi, près de l’aéroport d’Oujda, à savoir le technopôle, un grand chantier visant, par l’implantation d’entreprises de haute technologie, à créer des emplois et attirer des investissements. Un chantier qui dispose d’un environnement des plus favorables, notamment en matière d’écoles supérieures. Disposant de sept établissements d’enseignement universitaire (quatre facultés et trois écoles supérieures : EST, ENSA, ENCG), Oujda est la cinquième ville universitaire du Maroc par le nombre d’étudiants (32 000 en 2012), dont l’aire de recrutement s’étend à tout l’Oriental. Il y a d’autres projets qui vont permettre l’ancrage de l’Oriental dans son environnement national et régional. Nous avons d’autres projets comme la centrale thermocentrale d’Aïn Beni Mathar, idéalement localisée, l’agropole de Berkane, mais aussi les grands projets d’adduction d’eau, la création de centres professionnels qui devraient enclencher une nouvelle dynamique.

Vous préconisez d’autres «solutions pour aider au développement de la région» ?
 Par une politique volontariste de développement, la contribution de l’État peut également revêtir plusieurs formes : dégrèvements fiscaux, règlement de la question des systèmes fonciers et, au-delà du fonds d’investissement, création d’une caisse de développement de l’Oriental à l’image de celles de certaines régions dans le monde qui ont rattrapé leur retard économique. L’exemple du Sud italien, le Mezzogiorno, est instructif à cet égard vu les projets réalisés grâce à la Caisse du Midi (Cassa per il Mezzogiorno), organisme parapublic créé en 1950 et destiné à apporter une aide financière et technique au développement du Sud.

Vous évoquez, dans vos écrits, les dégâts dus à la répétition du cycle ouverture-fermeture de la frontière. Qu’entendez-vous par là ?
 Les fonctions diversifiées d’Oujda lui ont permis de polariser un vaste territoire, bien que son aire d’influence soit tronquée à l’est par le tracé de la frontière maroco-algérienne. Depuis les années soixante, Oujda connaît la répétition du cycle fermeture-ouverture de la frontière dont elle subit l’impact. Du fait des aléas politiques dans les relations bilatérales, la principale forme d’échanges qui subsiste entre l’Algérie et le Maroc est la contrebande, devenue une composante de l’économie urbaine et régionale. Les revenus de la grande contrebande, qui brasse un chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dirhams annuellement, ont servi, de part et d’autre, à l’instar du blanchiment d’argent du trafic de drogue, à bâtir des fortunes. N’étant pas hermétique, la frontière maroco-algérienne est localement franchie, à partir du territoire algérien, par des ressortissants d’Afrique subsaharienne de plusieurs nationalités (Maliens, Nigériens, Sénégalais, Guinéens, Burkinabés…) dans l’espoir de se rendre à Melilla et de s’embarquer clandestinement vers l’Espagne. Durant les dernières années, l’Oriental marocain, qui était au départ un espace de passage vers l’«Eldorado européen», tend à devenir une zone de fixation pour les «harraga», émigrés clandestins.
L’intégration de la diaspora marocaine issue de l’Oriental dans le développement régional.

Entretien avec Abdelkader Guitouni, docteur en géographie, ancien professeur à l’Université d’Oujda.
FARIDA MOHA

Source: LE MATIN

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